La poésie, langue de la spiritualité?
Homère écrivait en parlant de gens qui préparaient un repas : «Ils firent rôtir les viandes sur Héphaïstos» (Iliade, II, 426). Héphaïstos devient alors synonyme de feu, non parce qu’il n’est que cela, mais parce que le feu est envisagé ici dans un sens plus vaste, qui le rattache à sacralité du monde. Nous nous sommes habitués aujourd’hui à ne plus voir notre environnement, dans tous ses aspects (naturels, humains ou techniques), que comme une somme d’objets. L’usage ancien, à travers le paganisme, était de sacraliser le monde, de le rendre vivant, jusque dans la matière inerte, car la matière inerte participe elle aussi de l’organisme global qu’est le monde, en tant qu’écosystème. Le feu vit, parce qu’il s’inscrit dans la grande dynamique cosmique et y joue son rôle, interagit avec son environnement, s’en nourrit bien souvent, le transforme et se transforme lui-même dans l’opération. Même la pierre, à un moindre niveau, évolue d’une semblable façon. Et tant le feu que la pierre sont pour cette raison des formes de dieux. Ils sont animés du même souffle divin que l’homme. Dire «Héphaïstos» au lieu de «feu» revient moins en tout cas à envisager le feu comme un être personnel, à lui attribuer une conscience, qu’à dévoiler le souffle vital qui l’anime en profondeur. L’anthropomorphisation des éléments de la nature n’est qu’une poétisation des choses, qui n’apparaissent plus seulement dès lors comme choses, mais comme souffles (ou aspects dérivés de l’Être).
Louis Ménard, comme d’ailleurs Jacob Burckhardt, Walter Otto et quelques autres, a très judicieusement noté l’importance absolument centrale de la poésie dans la religion grecque. Le poète était le véritable prêtre du culte, et la poésie était la véritable langue de la spiritualité. «Pour les poètes, non seulement les animaux et les plantes, mais le ciel, la terre, les vents, les flots, les astres, les éléments, sont des êtres vivants et animés qui ont, comme l’homme, un sentiment, une volonté et la conscience de leur vie». Le fait de percevoir poétiquement les forces de la nature comme des êtres vivants pourrait au premier abord contredire l’idée que les Grecs des temps archaïques – tout du moins les esprits savants de l’époque – déniaient généralement l’idée d’une conscience de l’univers et d’une conscience des choses. Mais il n’en est rien. Il faut simplement comprendre que, si les poètes n’avaient pas exprimé la vie de la nature sous la forme d’un sentiment, d’une volonté et d’une conscience, ils auraient parlé le langage de la philosophie, et non celui de la poésie. Leur parti pris n’était pas d’envelopper la vérité dans des fables, mais de la dévoiler sur un mode métaphorique.
La poésie païenne – et peut-être même la poésie tout court – cherche à exprimer le cours de la nature à travers l’image d’un souffle vital. La poésie veut arracher la nature à l’état de matière inerte qui nous apparaît dans l’existence profane. Puisque la vie est en fait souffle, elle ne saurait jamais être inerte, ni d’ailleurs réduite à l’état d’atomes autarciques. Tout est lié au reste du monde, et tout évolue, comme manifestation particulière d’un souffle global: c’est le pneuma grec, le spiritus latin ou le qi chinois, que Nietzsche conceptualisera bien plus tard sous le terme de «volonté de puissance». Et, pour exprimer métaphoriquement ce souffle, la poésie recourt à l’anthropomorphisation des choses, car rien ne nous paraît spontanément plus vivant ou plus animé que l’homme.
Thibault Isabel
Extrait de l’ouvrage «Qu’est-ce qui arrive à la Spiritualité ?», dirigé par Marc Halévy, 2020, éditions Laurence Massaro, pp. 249-251.
Partagé le 29 novembre 2020 par Solidarités Émergentes