Le cinéma de science-fiction : un vecteur de contestation sociale


Extrait : Certains genres, comme la science-fiction, jouent aujourd’hui un rôle d’avant-garde dans les milieux contre-culturels, et n’ont jamais cessé de présenter une vision profondément critique du monde actuel. Ce point est fondamental, car le cinéma d’anticipation touche particulièrement les jeunes générations, qui témoignent ainsi d’une défiance de plus en plus marquée à l’égard de l’idée de progrès. On est loin, désormais, de la science-fiction des pionniers, et du positivisme enthousiaste d’un Jules Verne, par exemple, en France, voire de l’insouciance naïve du space-opera, comme dans le serial Flash Gordon. Même La Guerre des étoiles (1977), qui s’apparente malgré tout dans une large mesure à cette veine enfantine, situe son action dans un passé lointain, et non dans l’avenir; son univers fabuleux sonne davantage comme un hymne nostalgique à un âge légendaire révolu, inspiré par l’imaginaire de Tolkien et des films de samouraïs japonais, que comme une apologie de la science. Par ailleurs, la technologie telle qu’elle est représentée dans la célèbre trilogie galactique de George Lucas est délibérément «vieillotte», et l’atmosphère des couloirs lugubres qui parsèment les immenses vaisseaux spatiaux se veut résolument claustrophobique: la série ne donne donc pas une image réellement positive de la science.

Globalement, il est indéniable que le genre a adopté, au cours des quarante dernières années au moins, une posture de rejet du monde libéral, dénoncé à travers le prisme d’une société future qui pousse les perversions de notre temps à leur paroxysme. Alien (1979), New York 1997 (1980), Brazil (1985), Batman (1989), L’Armée des douze singes (1995) ou encore Los Angeles 2013 (1996) se font tous l’écho du désarroi des adolescents et des jeunes adultes devant leur époque. Les villes dépeintes dans ces œuvres sont gigantesques, grouillantes de monde et polluées. Une industrialisation agressive a recouvert la surface de la planète d’usines laides et enfumées. Le fossé entre les riches et les pauvres s’est tellement creusé que les nantis vivent dans le confort et le luxe, au sommet de gratte-ciels qui se dressent au-dessus des nuages de pollution, tandis que des hordes de marginaux sont agglutinées au milieu des poubelles, à moins qu’elles ne soient purement et simplement parquées dans des camps. La froideur et l’indifférence des Etats pour la population livrent les individus à une existence autarcique, et les structures administratives, dépersonnalisantes, gèrent les affaires courantes de façon routinière et mécanique. Les hommes politiques se révèlent pour la plupart corrompus, prisonniers qu’ils sont de l’influence des hommes d’affaires et des méga-corpo­rations. Quant aux financiers, ils sont obnubilés par l’argent, et n’hésitent pas à commettre les pires atrocités –meurtres, espionnage, vols, machinations– afin de s’enrichir.

cinéma américainCes films traduisent l’extension d’un état d’esprit qu’on pourrait qualifier de dépressif à une part de plus en plus grande de la population. Non pas que la défiance à l’égard de l’avenir soit illégitime ou irrationnelle, mais plutôt qu’elle s’exprime ici sous une forme angoissée, torturée. A dire vrai, il n’y a en fait rien d’étonnant à cela, dès lors que la reconnaissance lucide de l’horreur des modes de vie modernes conduit nécessairement à la manifestation explicite d’une morne fatigue de vivre. Quoi qu’il en soit, la science-fiction a proposé ces derniers temps des visions du monde franchement désespérées, jusqu’à témoigner parfois d’une certaine fragilité des structures mentales collectives. La paranoïa, en particulier, a trouvé dans cette catégorie de productions un terrain d’accueil très favorable. Les héros y sont en permanence persécutés, généralement par des représentants de l’Etat et des forces de l’ordre (policiers, soldats, etc.). Les trahisons se multiplient, contraignant les protagonistes à se méfier de leurs parents et de leurs amis. Personne ne peut faire confiance à personne. La tension qui perce dans ces intrigues est évidemment extrême – jusqu’à rendre dans certains cas le discours final réducteur et manichéen, par excès d’emphase, et par manque de profondeur dans l’analyse… On oppose des ennemis monstrueux et diaboliques, symboles des affres du monde futur ou contemporain, à des victimes révoltées et irréprochables, injustement traquées…

Dans Blade Runner (1982), par exemple, le policier Rick Deckard est chargé par ses supérieurs de traquer des androïdes cachés dans une mégalopole américaine, moins d’ailleurs en raison du danger potentiel qu’ils représentent que pour éliminer purement et simplement un modèle de machines qui a manifesté trop d’indépendance et d’autonomie par le passé. Dans ce monde sans pitié, où l’Etat et les grandes corporations tirent en sous-main les ficelles de l’existence des simples mortels et étouffent les libertés, la moindre forme de contestation de l’autorité provoque les conséquences les plus dramatiques. Le héros trouvera l’amour entre les bras d’un de ces «répliquants» cybernétiques, en tous points semblables aux humains (tant par l’apparence que par les émotions), et décidera de trahir sa hiérarchie pour sauver la vie de celle qu’il aime, et qui était si ignominieusement pourchassée. Son geste sera pour lui une échappatoire devant la froide impassibilité d’une bureaucratie aux allures de Léviathan, et une manière de rompre définitivement avec une civilisation monstrueuse et agressive, qui, à force de se tourner tout entière vers la science, la conquête spatiale et le commerce, en est venue à éradiquer totalement les relations affectives entre les êtres. Comment s’épanouir dans une société où les lumières des villes sont remplacés par des publicités à la gloire de «Coca-cola», où des mégaphones émettent en permanence des odes vantant les mérites de tel ou tel produit commercial, partout dans les rues, et où même les animaux de compagnie se voient supplantés par des robots sans âme?

affiche-Batman-le-defi-Batman-ReturnsL’univers de Batman, le défi (1992) est identique, à maints égards (bien que l’intrigue ne soit pas explicitement située dans l’avenir, mais plutôt dans un monde décalé à l’esthétique mi-rétro, mi-futuriste). L’œuvre met cette fois l’accent sur la corruption des hommes politiques, inféodés au grand capital. Max Schreck, un riche industriel, parvient ainsi à promouvoir son projet de centrale électrique, dans une cité dont la production d’énergie dépassait pourtant déjà largement ses besoins. Au motif que le progrès ne doit jamais s’arrêter, et qu’on gagne toujours à mieux se préparer pour l’avenir, l’homme d’affaire parviendra à mettre dans sa poche une opinion publique versatile et crédule, quitte à verser des pots-de-vin aux conseillers municipaux, à manipuler les médias, voire même à perpétrer des meurtres. L’exploitation cynique des travailleurs et des marginaux lui permet d’ériger son empire industriel prométhéen, avec la bénédiction de tous. Seul Batman s’oppose à lui; mais le super-héros est pourchassé par les forces de l’ordre, qui se laissent berner par les stratagèmes du criminel en col blanc. Ici encore, les villes sont titanesques. La pollution et l’urbanisation ont dévasté les paysages. La télévision sert de relais à un discours officiel aliénant, qui médiatise les bals de charité des sang-bleu pour mieux dissimuler la misère sociale des hommes ordinaires. Le film commence au moment où la fête de Noël bat son plein, donnant superficiellement l’image d’une nation euphorique et comblée; mais, au milieu des sapins et des paquets cadeaux, on découvre en fait un pays cauchemardesque, rongé par l’escroquerie ultra-libérale, la gangrène industrielle et la délinquance.


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