A propos de Pierre-Joseph Proudhon L’Anarchie sans le désordre, Thibault Isabel, par Didier Smal - La Cause Littéraire
Recension : Clemenceau disait: «Tout homme qui n’a pas été anarchiste à vingt ans est un imbécile, mais c’en est un autre s’il l’est encore à quarante». A considérer certains quadragénaires, et d’autres plus âgés, croisés en rue, durant des festivals musicaux ou lors de manifestations «alternatives», à considérer l’attrait pour le A cerclé comme signe de ralliement, à considérer certains discours libertaires entendus (faire tout péter, certes, mais on met quoi à la place?), on ne peut que donner raison à Clemenceau.
Puis un jour, les événements s’enchaînent de façon hasardeuse. On montre pour un élève une considération tout humaine, et celui-ci, avec un rien d’humour, offre en retour un ouvrage vu en librairie dont le sous-titre a dû le faire penser à son professeur de français quelque peu hors normes: «L’anarchie sans le désordre». Du coup, le professeur lit son premier essai sur Pierre-Joseph Proudhon durant l’été, et, pour faire très bref, se découvre, à l’âge vénérable de quarante-quatre ans, une affiliation politique véritable, c’est-à-dire une pensée politique à laquelle il adhère de façon quasi inconditionnelle, à un bémol près, identique à celui entendu par Thibault Isabel dans la partition écrite par Proudhon pour une société à dimension humaine.
De Pierre-Joseph Proudhon. L’Anarchie sans le désordre, Thibault Isabel, Editions Autrement, je ne savais rien avant de fermer cet essai ; qu’il soit rédacteur en chef de la revue Krisis, et donc proche d'Alain de Benoist, ce sont pour moi des qualités – encore que je ne sois pas lecteur de cette revue (mais quelques articles croisés me font penser que je pourrais le devenir) et que je ne connaisse que superficiellement l’œuvre d’Alain de Benoist, et que j’admette avoir été lassé par certaines vidéos de l’homme, interviews pleines de dévotion d’un penseur dont j’ai néanmoins lu avec beaucoup d’attention le célèbre Vu de droite – sachant que la droite en question est d’ordre philosophique, pas économique, donc inféodée à la morale et non au marché. Quant à savoir s’il est essentiel de mettre en exergue une préface rédigée par Michel Onfray pour critiquer cet essai sur Proudhon, non, c’est accessoire : c’est un argument promotionnel pas plus idiot qu’un autre, voire plus intelligent, si l’on veut bien passer outre l’aspect «philosophe médiatique» et «athée institutionnel» de l’homme de Caen.
![]() |
Michel Onfray - Proudhon, vite ! |
J’explique : le sentiment que j’ai eu est que dans la pensée de Proudhon, je trouvais l’application politique, pragmatique, de la morale développée par le Christ, ou même Socrate. D’ailleurs, j’ai fait l’expérience avec une personne proche : cette personne et moi avons des discussions interminables (et parfois avinées… – vive le fruit de la terre et du travail des hommes!…) sur le sens des rapports humains et la spiritualité, et nous sommes en accord sur quasi tout. Je lui ai donc signifié qu’en politique et en économie, elle était proudhonienne, en lui donnant un exemple concret d’une façon d’envisager ces deux points ; elle a été surprise de l’exactitude de l’exemple, parce que nous n’avons jamais vraiment évoqué ces questions ensemble. A mes yeux, c’était logique : la pensée de Proudhon est en fait une morale pleine de bon sens, très éloignée de Marx l’universitaire financé par son pote Engels lui-même… rentier. Or, la morale christique est aussi pétrie de bon sens. CQFD, ai-je envie de dire.
Certes, mais qu’est-ce que cet «histoire d’anarchie sans désordre?» Ceci, tout simplement: les libertaires et autres paresseux intellectuels qui dissimulent leur lâcheté face aux contraintes sous un discours pénible ne fût-ce que parce qu’il est plus souvent sous influence du haschich que du vin (et tout baudelairien qui se respecte sait lequel des deux est à mépriser) pensent que l’anarchie est l’absence de commandement, et vive le retour à un être pulsionnel, et vive la transformation d’un propos complexe de Proudhon, «La propriété, c’est le vol», en un slogan facile à écrire sur les murs aux côtés de quelques phrasettes post-soixante-huitardes qui servent de Viagra et de lubrifiant mentaux à de vieilles biques, tant masculines que féminines, qui auraient dû lire Baudelaire au lieu de feuilleter Vaneigem (mais pas Debord) et Kerouac. Ils ont tout faux. L’anarchie est l’absence de commandeur, c’est-à-dire d’une autorité tutélaire qui ne peut que, nature humaine aidant, devenir abusive et, surtout, infantilisante et déresponsabilisante; le commandement, c’est le bien commun, c’est la morale, c’est-à-dire le contraire de l’individualisme, que celui-ci soit lié au libéralisme (tiens, au fait, Proudhon est libéral…) ou à la régression infantilisante et nombriliste à l’échelle de la société n’y change rien.
![]() |
Citation de Pierre-Joseph Proudhon, 1862 |
Mais pourquoi, si c’est si bien, personne n’a-t-il pensé à appliquer la pensée de Proudhon alors qu’on ne sort toujours pas de celle de Marx, malgré la catastrophe totale constatée durant le XXe siècle? Parce que la première est basée sur la responsabilisation de chacun, sur l’idée qu’un processus d’éducation aurait donné à chacun le sens moral suffisant pour accepter la vie en société avec sa part inévitable de liberté bien comprise, c’est-à-dire acceptée dans ses limites, et de recherche commune et individuelle d’excellence; de surcroît, l’homme oscille entre deux désirs, celui de liberté et celui d’autorité, et le second l’emporte toujours parce qu’il est confortable car infantilisant. Tiens, j’en reviens au Christ : son message est éminemment libératoire, mais qu’est-ce que les hommes (d’Eglise) l’ont bien encadré, corseté et transformé en un message autoritaire, auquel adhérer sans moufter! Sans parler de ce problème quasi insoluble, donc: Proudhon s’adresse à un homme moral. Or, dans une société déchristianisée dont Adam Smith est devenu le prophète, la moralité, on s’assied dessus quand on en trouve encore trace.
Et chez Proudhon, tout est bien? Non, et Isabel pointe un sérieux problème de libido frustrée chez l’anarchiste, qui l’empêche d’envisager l’érotisme, c’est-à-dire l’application dans le domaine de la relation humaine de la dialectique égoïsme-altruisme qui est le fondement de sa pensée politique et économique. Sans parler de sa misogyne galopante, dont Isabel cite quelques exemples assez probants dont on imagine volontiers lecture devant un parterre de Femen anarchisantes, juste histoire de rire et s’exercer à la course à pied rapide, très rapide.
![]() |
Ouvrage en vente sur Krisis Diffusion |
Alors, voilà où j’en suis, à avoir lu cet essai, dont j’ai très mal parlé parce que je ne suis pas un critique universitaire, et que je m’en fous du discours universitaire – non par mépris, mais parce qu’il occulte plus souvent l’œuvre évoquée qu’il ne la met en lumière, mise en lumière qui est moins commentaire que narration d’une rencontre, j’en suis à me dire que j’éprouve de la joie et de la mélancolie : joie d’avoir rencontré une pensée bouleversante, comme un éclair dans la nuit, et mélancolie de Baudelaire lorsque s’en va la passante désirée et désirante: «Un éclair… puis la nuit!» Après avoir lu cet essai, qui est moins sur Proudhon que proudhonien, j’ai le sentiment d’un gigantesque gâchis, dû à la veulerie humaine. Nul besoin de repenser le capitalisme, de chercher des alternatives, tout est présent dans l’œuvre de Proudhon, me semble-t-il. Et il se trouve que j’écris ces derniers mots avec, sur les genoux, mon second fils, âgé de vingt-deux mois, qui vient d’y grimper; j’aimerais lui glisser à l’oreille que tout va aller, parce le monde va se moraliser, et que l’œuvre de Proudhon, cet anarchiste traditionaliste, un peu comme son papa, va être lue, adaptée aux moyens et besoins contemporains et mise en œuvre, et que ce sera ne pas être anarchiste à quarante ans qui sera le fait d’un imbécile, n’en déplaise à Clemenceau. Et j’avoue une certaine tristesse à oser à peine un chuchotement, tout en sachant que ce monde, à petite échelle en tout cas, je peux, avec d’autres, tâcher de lui en faire présent.
Didier Smal
Source : La cause littéraire
Source : La cause littéraire
Leave a Comment