Le désert du Réel : Slavoj Zizek, l’interprète d’un monde virtualisé



Extrait : Le monde postpolitique, postmoderne et nihiliste des démocraties libérales contemporaines serait en fait la proie d’une chute spectaculaire dans l’Imaginaire, à travers une virtualisation généralisée de nos modes de vie. « On trouve aujourd’hui sur le marché de nombreux produits dont ont été éliminées les propriétés malignes : café sans caféine, crème sans matière grasse, bière sans alcool… Et la liste continue : pourquoi pas une partie de jambes en l’air virtuelle, une guerre sans guerre, comme Colin Powell l’a proposé dans sa doctrine de la guerre sans victimes (de notre côté, bien sûr) ? La politique sans politique, comme on la redéfinit actuellement en la réduisant à un art de l’expertise administrative ? Et pourquoi pas, comme le conçoit aujourd’hui le multiculturalisme libéral et tolérant, l’expérience de l’Autre, mais privé de son Altérité (cet Autre idéalisé qui danse de façon fascinante, nourrit une approche écologique, saine et holiste de la réalité, dans lequel un phénomène comme celui des femmes battues n’a plus cours…) ? » 1.

Mais, du coup, c’est bien à des non-personnes, à des non-cultures et à des non-événements que nous sommes tous perpétuellement confrontés, puisque nous n’avons jamais face à nous que des fantasmes, des constructions imaginaires ou, du moins, des êtres et des choses dont nous ne concevons plus qu’ils puissent entretenir la moindre interaction concrète avec notre existence (ce qui constitue encore une manière de reléguer ces êtres et ces choses dans le domaines de l’Imaginaire, en les déconnectant là encore de toute interprétation rationnelle et symbolique).

Il nous manque en effet aujourd’hui l’inscription dans un rapport responsable aux phénomènes, apte à structurer notre vision de la vie : accéder au Symbolique nécessiterait de définir un Autre de nous-mêmes, un monde extérieur avec lequel entrer réellement en contact pour donner un sens à notre action. Mais l’Altérité véritable fait défaut, dans nos représentations collectives (celle du café ou du tabac, par exemple, qui nous contrarieraient en malmenant notre santé, et que nous chassons de nos vies à coups de lois hygiénistes, ou encore celle des peuples étrangers, qui nous contrarieraient en ne partageant pas notre culture et nos valeurs, et que le multiculturalisme libéral idéalise pour oblitérer leur Différence). Or, dans un monde imaginaire où tout semble se fondre pacifiquement en moi, je ne trouve tout simplement plus rien à faire ou à penser : d’où le nihilisme du monde virtualisé. « La réalité virtuelle ne fait que généraliser ce principe qui consiste à offrir un produit vidé de sa substance, privé de son noyau de réel, de résistance matérielle : tel le café décaféiné qui a le goût et l’odeur du café sans en être vraiment, la réalité virtuelle est une réalité qui ne l’est pas vraiment. Arrivés à la fin de ce processus de virtualisation, nous commençons alors à percevoir la "vraie réalité" elle-même comme une entité virtuelle. Pour le grande majorité des gens, les explosions du World Trade Center sont des événements qui ont eu lieu à la télévision : un défilé, mille fois répété, de gens terrorisés courant devant la caméra dans le nuage de poussière géant des tours qui s’effondrent, une manière de cadrer l’image qui ne peut pas ne pas évoquer les scènes des films catastrophes. » 2 .


NOTES :

L’un des axes de la réflexion du philosophe Slavoj Zizek est l’articulation du Réel et du Virtuel :

1. Bienvenue dans le désert du réel, trad. de F. Théron, Flammarion, Paris 2005, pp. 30-31.
2. Ibid., p. 31.


"Slavoj Zizek, l’interprète d’un monde virtualisé". A bout de souffle, études et entretiens sur l'épuisement du monde civilisé.
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