Barbarie et Civilisation


civilisation Thibault Isabel


Recension : 

Editions de la Méduse : La 3e édition (revue et corrigée) du «Paradoxe de la civilisation» vient de paraître. Vous avez affirmé par le passé que ce livre était votre ouvrage le plus important. En quoi ce livre compte-t-il autant à vos yeux ?

Thibault Isabel : De tous les ouvrages que j’ai publiés à ce jour, c’est en effet celui qui me tient le plus à cœur. Je crois que mes idées centrales s’y trouvent exprimées sous une forme particulièrement originale et aboutie. A l’époque de la sortie du livre, personne n’avait été réellement attentif à sa dimension politique et religieuse. Pourtant, c’est le seul ouvrage dans lequel je pense avoir réellement dévoilé mes opinions générales dans ces deux domaines. Mes autres textes proposent essentiellement des analyses critiques du monde contemporain, et réhabilitent certains courants d’idées comme le populisme agrarien du XIXe siècle. Mais c’est dans «Le paradoxe de la civilisation» que j’expose le plus précisément les valeurs auxquelles je crois.


Editions de La Méduse : Comment résumeriez-vous l’ouvrage ?

Thibault Isabel : Je tente de montrer qu’à l’époque de l’Antiquité païenne, les gens concevaient le «processus de civilisation» d’une manière tout à fait différente d’aujourd’hui. A mes yeux, cette conception antique, directement héritée du paganisme, n’a été sérieusement réhabilitée au cours des derniers siècles que dans la philosophie nietzschéenne et l’anarchisme proudhonien.


Editions de la Méduse : Dans «Le paradoxe de la civilisation», vous parlez beaucoup de la Grèce et de la Chine antiques. Qu’est-ce que les hommes modernes peuvent aujourd’hui tirer de l’étude de ces peuples ?

Thibault Isabel : Les anciens n’avaient pas la violence en horreur, comme c’est au contraire devenu le cas à notre époque. Cela ne veut pas dire que les gens de l’Antiquité étaient toujours démesurément violents. Les sages considéraient même au contraire que la violence devait être sublimée, c’est-à-dire qu’il fallait lui donner des formes plus subtiles et moins brutales qu’à l’état naturel : la délibération politique ou la créativité artistique constituent deux exemples très clairs de sublimation de la violence. 


Editions de la Méduse : En quoi les civilisations anciennes se distinguaient-elles donc des civilisations modernes ?

Thibault Isabel : Les civilisations anciennes n’avaient pas peur de la violence, même si elles nous demandaient d’exprimer nos pulsions violentes d’une manière spirituelle et contrôlée. A l’époque moderne, en revanche, la civilisation tente purement et simplement d’éradiquer toute violence, à travers la rigidification des mœurs et le totalitarisme de la pensée : c’est pourquoi nous vivons dans une société de plus en plus aseptisée, vouée au conformisme, à l’hygiénisme et à l’hypocrisie. Nous avons perdu toute franchise dans les rapports humains ; nous n’avons plus le goût de la lutte et de la camaraderie, du combat pour des convictions, de l’idéalisme politique ; nous sommes résignés.


Editions de la Méduse : Dans «Le paradoxe de la civilisation», vous vous faîtes le chantre d’une sorte d’«anarchisme conservateur»…

Thibault Isabel : En effet. L’expression peut surprendre, mais je crois que l’anarchisme originel n’avait rien de libertaire, et qu’il s’agissait au contraire d’une idéologie conservatrice.


Editions de La Méduse : En quoi consistent donc les idées d’un «anarchiste conservateur» ?

Thibault Isabel : Aujourd’hui, à l’époque moderne, nous attendons tout d’un Etat omnipotent et omniscient, au lieu de prendre en charge nous-mêmes notre destin. J’accorde donc beaucoup d’importance à Pierre-Joseph Proudhon et Georges Sorel, deux grandes figures de l’anarchisme français. C’est en luttant pour notre autonomie d’êtres humains, à la fois contre l’aliénation par le marché et l’aliénation par l’Etat, que nous pourrons reconquérir notre dignité, notre vertu et notre ferveur spirituelle. Mais il faut bien comprendre que les visées originelles de l’anarchisme ont toujours été profondément morales : c’est précisément au nom de la morale (et souvent aussi d’une forme non institutionnelle de religion) que les anarchistes s’opposaient aux lois et à l’Etat policier. L’anarchiste, à travers le conflit social, recherche un enrichissement moral de lui-même, et l’approfondissement de ses liens avec ses camarades, au nom du bien commun.


Editions de la Méduse : En quoi votre livre «Le paradoxe de la civilisation» est-il un ouvrage païen?

Thibault Isabel : C’est la religion païenne qui sous-tendait toute la vision du monde de l’Antiquité. Je consacre de nombreuses pages de mon livre à l’étude de ces religions antiques, que ce soit sous leur forme rituelle, mythologique ou sociale (comme à travers un essai sur les rapports entre sport et religion au fil des siècles, ou encore une longue évocation d’un des plus grands sages chinois païens, Maître Xun). Les pages que je consacre à l’anarchisme français évoquent elles aussi la question du paganisme. D’une certaine façon, je pense que Proudhon était païen sans le savoir, même s’il se croyait parfois chrétien, notamment à la fin de sa vie. J’aurais pu évoquer aussi la figure de Louis Ménard, qui était à la fois un anarchiste proudhonien et un des grands promoteurs en France du recours au paganisme.


Les éditions de La Méduse : En définitive, quel est donc le «paradoxe de la civilisation» ?

Thibault Isabel : Le paradoxe de la civilisation, c’est qu’elle tente d’instaurer l’harmonie à partir d’un irréductible fonds belliqueux. L’homme est un animal violent. Grâce à la civilisation, nous apprenons à policer cette violence pour pouvoir vivre avec nos semblables ; mais, si nous éliminons toute violence à l’intérieur de nous-mêmes, nous cessons d’être humains. Notre violence fondamentale nous pousse certes à nous échauffer, c’est-à-dire à nous « mettre en colère », mais elle nous pousse aussi à éprouver de la chaleur pour les autres, c’est-à-dire de l’amour. La civilisation ne doit pas éradiquer nos émotions, mais les entretenir sous une forme adulte. Sans quoi, nous vivrons pour toujours sous le règne du nihilisme et du dernier homme.


Le paradoxe de la civilisation, Editions de la Méduse, 469 p., 21 euros

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