L'évolution des liens et des rapports sociaux

liens sociaux



Extrait : Commençons par le cadre familial. Les liens familiaux eux-mêmes ne sont pas nécessairement moins intenses qu’autrefois, mais ils sont en tout cas moins durables et plus éclatés, ne serait-ce qu’en raison de la multiplication des divorces et des familles recomposées, associée bien sûr à l’éloignement géographique. 

travailLes Français se parlent moins également dans le cadre de leur travail : les exigences de productivité se sont accrues et les échanges tendent à se limiter aux sujets directement liés à l’activité. D’une manière plus large encore, on constate que l’évolution technologique, loin de favoriser les relations grâce aux multiples instruments de communication high-tech, ne fournit en fait le plus souvent que des outils permettant une relation virtuelle, aseptisée. L’observa­tion des usages du téléphone portable montre que certains, sans en être conscients, préfèrent se parler à distance plutôt que se rencontrer dans le monde « réel ». Nombre d’individus s’en­voient des SMS ou des mails pour éviter de se voir. Selon la formule judicieuse de Gérard Mermet, « la plupart des équipements modernes de communication sont en fait des outils de distanciation » [1]. Même les objets nomades (téléphone portable, baladeur radio ou lecteur MP3) constituent des prétextes pour s’isoler de son environnement immédiat, pour être présent sans être là.

Les formes de communication qui se développent sont donc assurément des communications avec des inconnus ou des quasi-inconnus : en témoignent les rassemblements spontanés qui ont eu lieu lors de la Coupe du monde de football 1998, de l’Euro 2000, des Coupes du monde de rugby 1999 et 2006, de l’éclipse de soleil de la même année ou des fêtes du changement de millénaire. Les repas de quartier ou les opérations comme « Immeubles en fête » et la « Méridienne verte » traduisent eux aussi la recherche d’une nouvelle forme de convivialité au milieu de personnes qu’on ne connaît pas. 

Et, grâce aux nouvelles technologies, à l’heure où le nombre de personnes seules est pourtant en augmentation constante, nous pouvons avoir des centaines d’amis sur Facebook, dialoguer sur des forums, nous échanger des conseils et des « bons plans » sur des sites dédiés, voire signer des pétitions en ligne ou relayer des messages humanitaires. Ces phénomènes de société traduisent en filigrane le besoin de compenser tant bien que mal un isolement inédit au sein de la population. La convivialité n’est pas plus malmenée qu’autrefois, et peut-être même est-elle mieux considérée que jamais : mais elle se manifeste en revanche d’une manière de plus en plus abstraite et désincarnée. Les contacts sont imaginaires, et non réels. 

Dans le domaine associatif, on constate symptomatiquement que les dons sont restés stables au cours des années 2000 [2] ; mais le nombre de personnes qui déclarent avoir effectué un travail bénévole a quant à lui baissé entre le début et la fin de la décennie. Autrement dit, la générosité ne faiblit pas, mais elle s’exprime davantage par des dons en argent ou en nature que par des dons de temps et un contact direct avec les plus nécessiteux. La gentillesse transite de nos jours par la distance et l’abstraction plutôt que par la proximité et la concrétude.

On pourra mentionner encore un exemple à l’appui de cette thèse : selon des enquêtes du Credoc réalisées en 2004 et 2009, on assiste à une baisse de la fréquence des invitations à dîner, au cours des années 2000. Par rapport à 2004, la part de Français invitant pour un repas au moins une fois par mois a régressé (66% des Français recevaient au moins une fois par mois en 2009, alors qu’ils étaient 73% en 2004). Cette diminution s’explique sans doute en grande partie par la crise économique ; mais on constate parallèlement que ce sont en fait essentiellement les membres de la famille et les amis qui sont de moins en moins souvent invités, alors que les collègues de travail et les voisins le sont de plus en plus (avec +6% et +5% d’augmentation respective). Ce changement illustre le développement des relations interpersonnelles dites « molles » au détriment des relations dites « dures ». 



Thibault Isabel philosophie sociologieNotes


[1] Gérard Mermet, Francoscopie, Paris, Larousse, 2010, p. 217.
[2] Cf. les travaux de l’Observatoire de la générosité et du mécénat de la Sofres.



Source : Extrait d'A bout de souffle. 
Etude sur la fraternité virtuelle des Français
Fourni par Blogger.