Excalibur : Enjeux psychologiques d'un film néo-païen (2/2)

Excalibur
John Boorman aborde dans Excalibur (1981) le problème cher à son cœur de la civilisation. Comment être civilisé ? Qu’implique pour un homme le fait d’appartenir à une culture ? Le cinéaste s’interroge ce faisant sur le degré d’élaboration psychique des personnes et des peuples : être civilisé semble en effet consister pour lui à devenir adulte. L’enfant est un barbare. Son univers est peuplé de fantasmes qui l’empêchent d’être véritablement en contact avec le monde.

La production est assez fidèle à Le Morte d’Arthur, de Sir Thomas Malory, qui donne de la geste arthurienne une vision beaucoup plus épique et merveilleuse que Chrétien de Troyes et la tradition littéraire française. On passe en revue les grands événements de la vie du Roi des rois, qui unifia des terres innombrables sous sa bannière avant de mourir au cours d’une illustre bataille qui vit la fin des che­valiers de la table ronde et l’entrée dans une nouvelle ère, vouée à l’oubli de l’idéal chevaleresque. On retrouve dans le film les thèmes de l’héroïsme, de la morale et de l’ambivalence du monde ; mais c’est aussi de manière très évocatrice à la réappropriation mature d’une virilité perdue que nous sommes invités par le ciné­aste.

Je propose dans cette deuxième partie de nous intéresser au personnage d'Uther, futur père d’Arthur. Il s'agira de définir les enjeux psychologiques qui se dessinent autour de ce puissant roi qui mène une guerre pour pacifier les régions entourant son fief. Bien que chrétien, il est conseillé par Merlin, druide sage et savant capable d’appeler à lui les forces de la nature, vénérées par les païens.







Source : La fin de siècle du cinéma américain




Uther ou le mauvais chevalier


Thibault Isabel Sciences HumainesLes premières paroles d’Uther attestent de sa puérilité. Il vient de remporter une bataille et, tout à son exaltation, ordonne qu’on lui confie enfin la garde d’Excalibur :

Uther  « Je suis le plus fort, je suis l’Elu. L’épée, Merlin, tu m’as promis l’épée. »
Merlin (sur le ton de la réprimande)  « Tu vas l’avoir, comme je te l’ai promis. Mais pour guérir, non pour guerroyer. Demain sera jour de trêve, retrouvons-nous à la rivière. »
Uther (impatient)  « Ce ne sont que des mots, Merlin. Laisse les mots aux amants. Il me faut une épée pour être roi. »

Uther manque de grandeur d’âme. Il ne fait pas la guerre pour unifier les peuples mais pour le plaisir de se battre. Et il ne veut pas Excalibur pour accomplir sa noble tâche, mais par désir de toute-puissance.

Les autres seigneurs sont à son image. Pour les convaincre de devenir les vassaux d’Uther, Merlin les appâte avec un discours infantile, qu’il prononce cyniquement, dans l’intention claire de les mani­puler : il y vante les pouvoirs miraculeux d’Excalibur, qui vient d’être remise au roi. Uther est ainsi présenté comme un chevalier infaillible : érigé en objet-soi idéalisé grâce à son épée/phallus, le sot déchaîne la passion des guerriers, qui rêvent symboliquement de fusionner avec lui.

Le roi, entre autres défauts, est possessif : il ne se soucie pas de ce qu’il est (dans l’ordre de la joie), mais de ce qu’il possède (dans l’ordre du plaisir). Il refuse de céder des terres au duc de Cor­nouailles pour obtenir son allégeance. Il veut simplement des vas­saux par orgueil et n’est pas prêt à consentir le moindre sacrifice pour cela.

Son attachement aux biens matériels ne s’arrête évidem­ment pas là : un peu plus tard, il tombe « amoureux » d’Igrayne, l’épouse du duc. La jeune femme danse au cours d’un banquet, et son mari proclame avec vanité : « Tu es peut-être le roi, Uther, mais ta reine, quelle qu’elle soit, ne pourra jamais égaler sa beauté. » Cela suffit pour piquer au vif le seigneur. « Il me la faut ! », lance-t-il pour lui-même. L’accélération du rythme de la musique, l’assistance qui tape du poing sur la table, de plus en plus fort, pour accom­pagner les musiciens, de même que le regard fou du personnage, suggèrent alors qu’il est pris de frénésie et que, comme un enfant, il n’aura désormais de répit tant que l’objet de sa convoitise ne lui appartiendra pas. Tous ses caprices doivent être satisfaits. Et le premier de ces caprices est précisément de s’ap­proprier la femme d’un autre (de dérober la mère symbolique).

Aussi Uther déclare-t-il bientôt la guerre au duc de Cornou­ailles, afin d’enlever Igrayne. Lorsque Merlin revient le trouver, le roi s’adresse à lui avec autorité :

Uther  « Où étais-tu ? »
Merlin  « Je vais mon chemin depuis le commencement des temps. Parfois je donne, parfois je prends. A moi de décider à qui et quand. »
Uther  « Merlin, tu dois m’aider ! »
Merlin (moqueur)  « Vraiment ? »
Uther  « Je suis ton roi ! »
Merlin  « Ainsi, tu as de nouveau besoin de moi maintenant que ma trêve a échoué. Des années de labeur en un instant détruites. Et tout ça pour le plaisir… »
Uther (cherchant à se justifier)  « Pour Igrayne !… Une nuit avec elle… Mais tu ne peux pas comprendre, tu n’es pas un homme. Use de ta magie. Obéis ! »

Pour Uther, le duc de Cornouailles est un père maléfique qu’on peut éliminer sans remords. Inversement, le roi voit Merlin comme un père idéalisé, dont la seule fonction serait de lui transmettre sa toute-puissance en lui confiant Excalibur et en usant de sa magie (considérée d’un point de vue purement instrumental, en non comme une pratique spirituelle impliquant un rapport étroit à la nature). Or, Merlin entend faire valoir son autorité auprès du jeune homme impétueux. Il est infiniment plus âgé que son protégé et a bien plus d’expérience et de sagesse que lui. Le chevalier devrait l’écouter et être un bon fils respectueux pour acquérir lui aussi davantage de maturité et, un jour, être un bon père à son tour.

Thibault Isabel Sciences HumainesMais il n’en est rien. Uther met finalement son plan à exécution ; il mène la guerre jusqu’à son terme, remporte la victoire (par la ruse) et fait sauvagement l’amour à Igrayne, au mépris de la Loi pater­nelle ; en même temps qu’il consomme cette union, on nous mon­tre en montage parallèle le duc de Cornouailles périssant au com­bat. Aimer la mère revient à tuer le père. Ayant renoncé à se com­porter en adulte, Uther vivra définitivement dans le monde régressif du plaisir, étranger à l’ordre symbolique de la joie, au sens, à l’impor­tance de sa mission. Une fois marié à celle qu’il désirait, il dira vou­loir rester à jamais auprès d’elle et renoncer aux batailles. Mais Mer­lin reviendra pour lui rappeler que faire la guerre, pour l’Elu, est un devoir. Sa destinée est de pacifier les terres environnantes. En se targuant d’être le Pendragon (le « Roi des rois »), Uther ne voyait qu’une gratification ; mais être requis pour une noble quête est un sacerdoce, comparable à celui d’un prêtre. Un individu « élu » par les dieux devrait normalement être prêt à sacrifier sa vie personnelle, si besoin était, afin de remplir sa mission.

Le druide, conscient de la faiblesse du roi, s’emparera de son en­fant, Arthur, et le confiera à un brave seigneur qui en assurera l’édu­cation. Uther, lui, mourra tué par les sbires du duc de Cornouailles, pressés de se venger (et c’est au cours de l’affrontement que l’épée du pouvoir sera plan­tée dans un rocher) : lorsque l’ordre symbolique a été forclos, il risque fort de venir réclamer réparation. On ne peut vivre parmi des fantasmes sans avoir à souffrir ensuite de graves ré­per­cussions. Le père ne peut être impudemment éliminé.

Le film rappelle ainsi que la forclusion du tragique de la vie – et des limites que ce tragique nous impose – entraîne souvent en retour une confrontation forcée à la part du réel que nous avons voulu dénier (de même qu’un homme qui se croirait pathologi­que­ment capable de voler chuterait dramatiquement en se lançant du haut d’un ar­bre). Ici, Uther a voulu se croire tout-puissant, il a entrepris une multitude de guerres sans y réfléchir vraiment, et il meurt, victime des conséquences de ses actes : ce manque de responsabilité est en outre emblématisé symboliquement par le refus de l’Œdipe, matrice de tous les dénis du réel.




Notes: 


Pour Uther, l’arme était un présent qui lui apportait le pouvoir. Arthur, lui, a com­pris en définitive qu’elle n’était qu’une extension de lui-même : s’il ne se montre pas digne, Excalibur ne lui servira à rien. Il doit mériter l’épée : elle est le symbole de ce qu’il est, non un bien qu’il possèderait sim­plement et pour toujours. Excalibur symbolise la virilité (elle est « l’épée de mes ancêtres », dit Arthur), mais pas la toute-puissance. Le passage de la prédominance de l’avoir à celle de l’être, du plaisir à la joie, de l’égoïsme réactif à la générosité active donc, enfin, de l’infantilisme à la maturité est traitée dans la suite de l'étude de cas proposée dans La fin de siècle du cinéma américain :
Arthur et l’idéal chevaleresque
Les failles des grands hommes
La quête du Graal : un parcours intérieur
La tentation du manichéisme et le souffle romantique



La première partie de l'analyse d'Excalibur (Une vision du monde païenne) se trouve ici.




Thibault Isabel Sciences Humaines


Cinéma, modernité et postmodernité

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