Fraternité, solidarité, engagement collectif
Extrait : Les sociologues savent depuis longtemps que les crises économiques contribuent fort peu à rassembler les populations et que, lorsque la misère s’installe, les individus tendent majoritairement à voler la couverture du voisin plutôt qu’à lui prêter la leur. Reconnaissons également que l’individualisme inhérent aux modes de vie modernes rend d’autant plus difficile l’établissement de rapports authentiques de solidarité, dans un monde où la charité envers le « prochain » ne signifie plus grand-chose, puisque nous sommes désormais tous de plus en plus éloignés les uns des autres et que nous ne connaissons plus par conséquent que le « lointain ». Les contemporains ont-ils donc oublié d’être gentils ? Ont-ils oublié de se révolter devant l’injustice ? Les bonnes âmes penseront peut-être que « oui » ; mais on nous permettra ici de soutenir une opinion contraire.
Nous ne manquons aujourd’hui ni de gentillesse, ni de sens de la révolte. Mais nous ne savons plus en revanche donner un tour réel à notre bienveillance et notre indignation. Nous n’avons plus de rapport réel avec les autres, au point que nos cris d’amour et nos hurlements de rage se perdent dans le vent éthéré de la sentimentalité médiatique, par manque d’enracinement communautaire et par absence de projet collectif de vie. Nous vivons dans le monde des mi-rages (sous le règne de ce que Jean Baudrillard appelait les « simulacres ») et nos vertus ne sont plus elles-mêmes dès lors que les simulacres de ce qu’elles ont quelquefois pu être par le passé.
Nous ne manquons aujourd’hui ni de gentillesse, ni de sens de la révolte. Mais nous ne savons plus en revanche donner un tour réel à notre bienveillance et notre indignation. Nous n’avons plus de rapport réel avec les autres, au point que nos cris d’amour et nos hurlements de rage se perdent dans le vent éthéré de la sentimentalité médiatique, par manque d’enracinement communautaire et par absence de projet collectif de vie. Nous vivons dans le monde des mi-rages (sous le règne de ce que Jean Baudrillard appelait les « simulacres ») et nos vertus ne sont plus elles-mêmes dès lors que les simulacres de ce qu’elles ont quelquefois pu être par le passé.
Pour mieux comprendre cet aspect de l’évolution des mentalités, prenons le temps d’établir une synthèse de plusieurs enquêtes d’opinion parues au cours des dernières années. Les sondages ont ceci d’instructif, pour l’historien des mœurs, qu’ils nous renseignent extrêmement bien sur la subjectivité des hommes. Ils ne disent rien d’objectif sur le monde, évidemment ; mais ils nous montrent en revanche comment les individus d’une époque donnée perçoivent et se représentent leur environnement, et quelles priorités de va-leurs ils établissent.
Selon un sondage d’octobre 2010 réalisé par la Sofres, 45% des Français disent globalement ressentir de la méchanceté ou de l’agressivité autour d’eux, surtout en voiture (56%), mais aussi sur le lieu de travail ou à l’école (33%), au supermarché (29%), dans les transports (26%), dans la rue (23%) et en famille (19%) . On constate parallèlement selon d’autres études que le sentiment de solitude tend lui aussi à se banaliser : 39% des Français estiment ainsi qu’elle touche un très grand nombre de personnes, et 52% considèrent qu’elle touche du moins un assez grand nombre d’entre nous . De fait, en 1968, il y avait 6,4% d’hommes seuls, 13,8% de femmes seules, 2,9% de familles monoparentales et 21,1% de couples sans enfant. Or, tous ses chiffres ont considérablement augmenté au cours des décennies suivantes : à l’aube du IIIe millénaire, on compte ainsi 13,3% d’hommes seuls, 19,5% de femmes seules 7,5% de familles monoparentales et 26% de couples sans enfant. Ces différentes évolutions risquent encore de se renforcer à l’avenir. La solitude n’est donc pas seulement une illusion, mais bien une réalité, en-core aggravée par la vie frénétique des grandes villes et la mobilité professionnelle exigée par le capitalisme contemporain.
Si l’on en croit un sondage Sofres-Logica de 2010, 60% des Français estiment que, depuis une dizaine d’années, nous sommes de moins en moins fraternels les uns envers les autres. Lorsqu’un sondé tient ce genre de propos, bien entendu, il sous-entend que ce sont les autres qui manquent de fraternité ; on n’aime guère en général se culpabiliser. Mais, à la lecture de la suite de l’enquête, on comprend que nous sommes tous plus ou moins responsables de la situation. Il est à ce titre tout à fait révélateur que la valeur républicaine à la-quelle nous soyons aujourd’hui le plus attachés est la liberté (pour 47% d’entre nous), suivie de l’égalité (36%), alors que la fraternité arrive seulement en dernière position, avec 14% de plébiscite. Si les gens de gauche tendent à placer l’égalité à un rang très proche de la liberté, tandis que les gens de droite privilégient nettement la liberté sur l’égalité, on remarque que les uns comme les autres placent la fraternité très loin derrière. Nous sommes attachés à des principes abstraits davantage qu’à des rapports enracinés de bienveillance et de concorde. Nous trouvons normal de respecter formellement la liberté et l’égalité de chacun, sans accorder la même importance à la gentillesse que nous éprouvons à l’égard de nos congénères. C’est là le signe d’une société atomisée.
Au XIXe siècle, il est probable que la valeur de fraternité aurait été portée bien plus haut. A gauche, on considérait la camaraderie comme la vertu fondamentale, d’où devait découler ensuite le sens de l’équité et le respect de l’autonomie des individus. A droite, l’influence du christianisme plaçait la charité au centre de l’appareil moral, et l’on aurait jugé indigne de cautionner une justice sociale purement impersonnelle, qui fût dépourvue d’amour individuel et sincère pour les hommes. Tant d’un côté que de l’autre, on voulait croire que la solidarité serait le meilleur des ciments sociaux et qu’elle produirait incidemment toutes les autres vertus ; en aucun cas on ne l’aurait envisagée comme une valeur annexe. Il fallait d’abord se soucier concrètement des autres, pour ensuite leur apporter du bien ; tandis qu’on veut de nos jours le bien des autres, sans avoir toujours le cœur et la patience de se soucier concrètement d’eux.
On estime de ce fait que c’est à l’Etat de venir en aide aux personnes dans le besoin, même dans le cadre de la famille. Une enquête du Credoc réalisée pour la CNAF montre que les Français considèrent de plus en plus souvent que c’est principalement aux institutions publiques de prendre en charge les personnes qui ne peuvent plus vivre de manière autonome. En 1995, 31% de la population estimaient ainsi que c’était aux enfants de s’en occuper prioritairement ; en 2006, 24% désignent plutôt l’Etat (+8 points en 11 ans), les enfants ne recueillant plus que 20% des suffrages (-11 points dans l’intervalle).
C’est également dans ce contexte qu’il faut interpréter l’abandon des engagements collectifs, qu’ils soient politiques ou religieux : parmi les notions qui comptent le plus aux yeux des Français, la famille, le travail, les amis et les loisirs arrivent en tête, avec respectivement 87%, 68%, 50% et 33% de taux de réponse favorable, tandis que la religion (15%) et la politique (13%) arrivent aux deux dernières positions, selon l’European Values Survey de 2008. Même le sport est touché par la lame de fond de l’individualisme, puisque la pratique des sports individuels est de plus en plus dominante, au dé-triment de la pratique des sports collectifs. Si le football reste le sport majeur en nombre de licenciés, il n’arrive ainsi qu’à la cinquième place des sports les plus pratiqués, derrière des sports individuels comme le vélo, la natation et la randonnée pédestre. On compte aussi beaucoup plus de licenciés de tennis, d’équitation ou de judo que de rugby ou de handball. Les licenciés de karaté ou de golf sont beaucoup plus nombreux que ceux de volley-ball. Actuellement, plus d’un Français sur trois pratique un sport individuel, contre un sur quatre en 1976 ; un sur quinze seulement pratique un sport collectif. Là où le nombre de licenciés de football, de basket-ball et de handball a au mieux doublé entre 1980 et 2007, le nombre de licenciés d’équitation a par exemple été multiplié par quatre, et le nombre de licenciés de golf par dix.
Texte extrait du recueil d’études et d’entretiens intitulé A bout de souffle.
Le suicide se développe d’une manière alarmante dans les pays occidentaux et la dépression devient une des causes principales de mortalité. Pourquoi une telle déshérence se développe-t-elle précisément au moment où les grandes nations accèdent à un degré inédit de confort et de richesse matérielle? Cela ne signifierait-il pas que, dans le monde ultralibéral du matérialisme marchand, la virtualisation des contacts humains et l’effondrement des rapports de confiance entre les personnes aboutissent à une solitude existentielle d’un genre nouveau?
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