Le néo-puritanisme contemporain: La répression du sexe
Dans les années 1970 et 1980, la pornographie connaissait un engouement inédit, et l’on pouvait aisément passer pour un esprit rabat-joie en la dénonçant comme une marchandisation fétichiste du corps féminin ou un dévoiement matérialiste et vulgaire de l’érotisme. Nombre de films hollywoodiens de l’époque comprenaient au moins une scène explicite de sexe. Les dessins animés destinés aux enfants faisaient occasionnellement débat pour leur violence, mais on les diffusait tout de même, et personne ne semblait particulièrement offusqué que des jeunes filles à très forte poitrine et en bikini aguicheur y fassent régulièrement des apparitions (ceux qui se souviennent de Cobra, le pirate de l’espace comprendront de quoi il est question). Serge Gainsbourg pouvait faire des avances sexuelles passablement vulgaires à Whitney Houston sur le plateau de Michel Drucker sans déclencher une affaire d’Etat, et une chaîne publique n’hésitait pas à diffuser le dimanche matin des émissions d’aérobic à la fin desquelles on voyait les deux animatrices prendre leur douche dévêtues. La femme devenait dans ce contexte un objet de consommation comme un autre, et il fallait toute l’énergie de militantes féministes encore très minoritaires et somme toute peu écoutées pour essayer de sensibiliser l’opinion à une réciprocité de traitement entre corps masculin et corps féminin. Le cinéma contre-culturel de l’époque s’échinait d’ail-leurs à montrer des hommes nus à l’écran, dans l’espoir de casser ainsi le monopole voyeuriste du «sexe fort et sa domination symbolique sur le «sexe faible» : Paul Verhoeven, aux Pays-Bas puis aux Etats-Unis, excellait particulièrement dans ce genre !
Aujourd’hui, les choses ont évidemment beaucoup changé, dans la mentalité et les habitudes des citoyens (même s’il en va certainement d’une façon différente dans leur opinion intime, comme nous y reviendrons). Non seulement la pornographie est-elle publiquement reléguée dans les marges honteuses de la société de consommation, mais c’est plus largement la sexualité elle-même qui devient un objet d’opprobre. Au cinéma, tout au plus le héros et l’héroïne peuvent-ils échanger un chaste baiser avant le happy end final. Les émissions télévisées atteignent un degré d’aseptisation effarant, et le discours féministe do-minant, malgré le caractère légitime et urgent de son combat, adopte une tonalité volontiers puritaine, en focalisant une grande part de ses interventions médiatiques autour de scandales sexuels (dans le sillage de la nouvelle vague du féminisme inaugurée outre-Atlantique par Susan Brownmiller, Catharine MacKinnon et Andrea Dworkin).
Là où les féministes du XXe siècle réclamaient une vie sexuelle émancipée et épanouie, dans le contexte de la lutte pour le droit à la contraception et à l’avortement, les féministes actuelles se retrouvent plongées dans un con-texte nouveau (où ces droits sont solidement acquis, sans que le machisme et l’exploitation marchande du corps féminin aient disparu pour autant), ce qui les amène du même coup à stigmatiser la sexualité masculine, voire souterrainement la sexualité tout court. Il existe en tout cas désormais un véritable communautarisme féministe, qui n’est plus différentialiste et tolérant, mais proprement androphobe, et qui répond en quelque sorte à la misogynie persistante d’une part de l’opinion masculine (tout en l’entretenant d’ailleurs par réaction). Cette androphobie charrie de surcroît avec elle un essentialisme particulièrement clivant, qui, quoique le plus souvent implicite, reproduit sournoisement des stéréotypes qu’on croyait enterrés avec le déclin de la bourgeoisie chrétienne des débuts de l’ère industrielle… Il est moins question en effet dans une large part du féminisme dominant de demander une meilleure considération envers les femmes, ou même de prôner un dialogue plus ouvert entre valeurs symboliquement masculines et valeurs symboliquement féminines, que de distinguer de façon manichéenne et partiale entre une essence masculine pernicieuse, voire presque diabolique, et une essence féminine perpétuellement victimisée. Le mono-logue féministe ne fait plus alors qu’entériner son incompréhension et sa rage devant le monologue masculiniste.
La loi française a accompagné la répression accrue du sexe, au risque d’une infantilisation des femmes elles-mêmes, qui se retrouvent maintenant maternées par la justice d’Etat comme elles étaient autrefois paternées par leur mari. Sans remettre en cause la redéfinition et la requalification du viol dans la loi du 23 décembre 1980, qui aboutira à des sanctions de plus en plus fréquentes et lourdes contre ce genre de crimes, on remarque toutefois que le nouveau Code pénal de 1992 ne parle plus d’«attentats aux mœurs», mais d’«agressions sexuelles», et s’étend non seulement à la violence physique, mais aussi à la violence morale ou psychologique, quitte à instaurer un véritable «flicage» des relations humaines dans ce qu’elles peuvent avoir de plus intime. Comme aux Etats-Unis, on créa aussi au début des années 1990 le délit de harcèlement sexuel, afin de compléter l’ancien abus d’autorité et de lutter à juste titre contre le caporalisme des petits chefs de bureau. Mais Véronique Neiertz, alors ministre du Droit des femmes, prit la précaution de limiter la pénalisation aux rapports hiérarchiques, de peur de provoquer des excès dans le recours à la loi. A des Américains qui s’étonnaient d’une telle restriction, notre ministre avait répliqué dans le New York Times du 3 mai 1992 qu’elle conseillait aux femmes qui se sentaient harcelées par de simples collègues de répondre avec une «bonne paire de claques». Dix ans plus tard, pourtant, la nouvelle loi du 17 janvier 2002 sur le harcèlement évacua la notion d’autorité, et permit potentiellement d’engager une action en justice contre des collègues ou des subalternes dont les propos avaient été jugés trop explicites ou déplacés.
Où commence et où finit la frontière subjective et variable selon les personnes entre ce qui est jugé courtois et ce qui est jugé insistant ? Et, en admettant que les remarques mesquines et vulgaires doivent être sanctionnées dans la sphère sexuelle, pourquoi ne le seraient-elles pas avec tout autant de force dans les autres domaines de la vie ? Il paraît évident que nous apportons collectivement un traitement particulier à ce qui s’apparente au sexuel : c’est donc certainement parce que le sexe pose davantage problème à nos yeux que n’importe quel autre type de comportement. Or, si le sexe jouit en définitive d’un statut à part dans notre société, et que nous le cloisonnons dans une sphère rigoureusement compartimentée de notre existence, nous pouvons en déduire que nous devenons sans doute nous-mêmes davantage puritains !
Que le féminisme androphobe ait connu une telle pro-motion médiatique et parlementaire en dit long sur l’atmosphère présente de l’opinion, dont se lamente même une intellectuelle féministe de longue date comme Elisabeth Badinter, indignée par l’obsession vengeresse contre le sexe en général, et le sexe mâle en particulier. Mais Badinter appartient précisément à la mouvance républicaine universaliste, qui assume des positions extrêmement normatives (et légalement contraignantes) en matière de mœurs religieuses et d’assimilation culturelle. Il n’est donc décidément pas exagéré de dire que la société française se durcit dans son très large ensemble...
La volonté de prohiber la prostitution s’inscrit dans la même tendance de fond que l’idéologie du harcèlement sexuel. Viol et prostitution se trouvent alors parfois complaisamment associés, comme dans le bulletin publié en 2002 par le Collectif féministe contre le viol, qui écrivait : «Il y a dans le viol et la prostitution la même appropriation par les hommes du corps des femmes. Le système de la prostitution est en soi une violence sexiste et sexuelle à prendre en compte à côté des autres violences contre les femmes, viols et violences conjugales.» Point de distinction entre les esclaves aux mains de proxénètes mafieux et les travailleuses du sexe indépendantes qu’il s’agirait de mieux protéger, ni entre la bêtise avilissante de certains consommateurs de sexe et la liberté malgré tout de vendre du plaisir si l’on y est disposé : toute marchandisation du corps est absolument inacceptable aux yeux de nos nouveaux prohibitionnistes. En ce XXIe siècle néo-libéral, on peut tout vendre ou presque, et encourager les achats des produits les plus inutiles à l’aide de n’importe quelle stratégie marketing manipulatrice et abrutissante ; on ne se préoccupe guère de la dégradation générale des conditions de travail, qui s’accompagne d’une montée objective des statistiques relatives au stress, à la dépression et au suicide en entreprise ; mais on nous ordonne de ne pas faire du corps et de la sexualité l’objet d’un vil commerce ! Ce qu’on tolère dans un sens, avec une libéralité qui pourrait légitimement paraître abusive à certains, on refuse de le tolérer dans l’autre, pourtant plus anodin, sous prétexte qu’on touche à l’ordre du sexuel, qui se trouve en quelque sorte sanctuarisé par le puritanisme majoritaire de l’opinion.
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