La morale et les passions : Commentaires (1/4)

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Le gouverneur de She dit un jour au grand maître Kong : « Chez nous, il y a un noble d’une droiture inflexible : son père avait volé un mouton, et il le dénonça. » Le maître répondit : « Chez nous, on a une autre conception de la droiture : le père protège son fils, le fils protège son père – voilà notre façon d’être droits. » [Entretiens, XIII, 18] Le propos peut paraître étonnant, puisque Kong condamnait par ailleurs l’égoïsme et l’esprit de clan. Mais la position du maître, dans ce domaine, est à vrai dire parfaitement cohérente. L’amour, s’il est enraciné dans le monde, et s’il transite donc par des communautés, n’a pas pour autant à être exclusif : on aime évidemment ses proches plus que tout, mais cet attachement ne justifie pas qu’on n’aime personne d’autre. L’homme de valeur éprouve même une profonde bienveillance pour tous les êtres, et c’est aussi en partie pourquoi il ne désire pas en général leur nuire ou les voler ; simplement, il n’aime pas une contrée lointaine autant que son pays, ni n’aime un inconnu autant que ses parents. Il refusera de commettre un crime, même contre de parfaits étrangers, parce qu’il aime les hommes dans leur ensemble ; mais il ne dénoncera pas son père, quelle que soit sa faute, parce que celui-ci compte malgré tout davantage à ses yeux qu’une application ponctuelle de la justice. En privilégiant l’amour lointain de l’humanité plutôt que l’amour prochain de la communauté, le gouverneur de She cède à l’illusion d’un amour universel, qui justifie en pratique l’affaiblissement volontaire de l’amour concret, considéré à tort comme borné et partisan. Kong trouvait absurde de promouvoir un amour impossible aux dépens d’un amour enraciné.
Le sage s’efforce de faire s’épanouir la fleur : il n’espère pas la faire pousser sur la rocaille, en dehors de la terre ou du pot.
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